Millenium
Le Lieu











Artigol était sorti au petit matin. La nuit avait été agitée, comme rarement. Les lyncheurs avaient rôdé toute la nuit là-haut sur la crête, mais sa cachette était bien protégée. Une grotte presque invisible juste à la limite du Lieu, gardée secrète dans sa famille depuis la nuit des temps, et difficile d'accès. Une grotte et leur atelier, bien sûr. Artigol était graveur, de père en fils. Son fils serait graveur aussi, se disait-il régulièrement, histoire de ne pas rompre la lignée. Si seulement...

Si seulement... il n'y avait pas ces deux problèmes, se dit-il.

Un qui était déjà ancien, puisque Artigol n'avait pas trouvé de femme, et qu'il n'y en avait plus de toutes façons par ici. Il n'avait donc pas de fils et il ne voyait pas comment cela pourrait s'arranger. Mais il était encore jeune et il espérait. Sauf qu'il y avait le deuxième problème.

Ce matin il n'avait trouvé personne de vivant autour de lui, juste quelques dépouilles de gardiens du Lieu, dispersés un peu au hasard. Les lyncheurs n'avaient pas fait de quartier. Quelque chose avait de terrible avait dû se passer, car jamais auparavant ils n'avaient osé attaquer directement les gardiens et descendre dans le Lieu. Ils étaient tous partis maintenant. Mais le Lieu n'avait plus aucun gardien. Artigol était seul. Il avait crié pour appeler des survivants mais personne ne lui avait répondu, sauf un faible écho.

Personne ne commanderait plus de gravure à Artigol.

La maison des gardiens avait brûlé aussi, et avec elle toutes les provisions qui y étaient stockées. Artigol ne pourrait pas rester vivre longtemps ici, seul, avec son maigre garde-manger . Le Lieu était au centre d'un immense désert et seule une route le reliait au reste du monde. Il allait devoir partir.

Partir ? Trahir en fait ! Artigol n'était pas prêt à trahir. Le Lieu était plus important que tout. Toute sa vie, c'est ce qui lui avait été inculqué. Le Lieu d'abord. Il faut tenir coûte que coûte, se dit-il, pour le Lieu. Jusqu'à l'arrivée de nouveaux gardiens. Il y avait toujours de nouveaux gardiens. Il y en avait toujours eu. Il y en aurait, se dit-il avec confiance, car le Lieu était trop important pour être oublié. En attendant, il se serrerait la ceinture et il chercherait des racines pour se nourrir. Et pour s'occuper, au lieu de graver, il nettoierait le Lieu dans la mesure du possible.

Artigol entra dans sa grotte pour chercher ses outils. Il prit aussi la plaque que le Grand gardien lui avait commandée pour le mois prochain. Ils devaient inaugurer à ce moment-là une nouvelle terrasse qui dominerait le Caillou, au centre du Lieu. Une terrasse en pierre qui épousait la forme de la colline et qui remplaçait des ruines sans valeur éparpillées autour du cœur. La plaque devait célébrer ce moment clé dans la vie du Lieu, comme par le passé les plaques gravées par ses ancêtres avaient marqué les étapes fondamentales du Lieu, disait-on.

Mais la terrasse venait d'être terminée il y a quelques jours. Artigol se dit que la plaque pouvait être posée, finalement. Pas besoin d'attendre le mois prochain. Il n'y aurait aucune cérémonie officielle de toutes façons, faute de gardiens, et c'était une sorte d'hommage au Grand gardien.

De toute tradition, les graveurs n'avaient pas le droit d'approcher du Caillou car c'était un endroit réservé aux gardiens qui étaient chargés de fixer la plaque au Caillou, lors des grandes cérémonies. Mais il n'y avait plus de gardien.

Artigol descendit prudemment vers le cœur du Lieu, lui qui venait du rebord extérieur, presque tout en haut. Il fallait descendre de terrasse en terrasse. On discernait encore par-ci par-là des ruines. Certainement des emplacements possibles pour y construire de futures terrasses ou tout ce que décideraient les gardiens. Mais il n'y avait plus de gardien, se souvint-il. Il descendait avec respect. Lentement.

Lorsqu'il arriva devant le Caillou, le soleil était presque au zénith. Il avait chaud et il but directement l'eau qui jaillissait de la source au pied du Caillou. Une source formellement interdite d'habitude, sauf aux gardiens. Artigol se dit qu'il était peut-être devenu une sorte de gardien maintenant, en tous cas le seul à des lieues à la ronde, peut-être même le Grand gardien lui-même. Il savait instinctivement que si des gardiens revenaient ici, ce ne serait que dans plusieurs mois au mieux, s'il arrivait à tenir jusque-là pour les voir arriver.

Vous ai-je dit que Artigol savait lire et écrire ? C'était naturellement une nécessité pour un graveur de plaque, sinon comment aurait-il pu graver des caractères ? Mais il faut savoir qu'aucun gardien ne pouvait lire ou écrire, au-delà des chiffres bien entendu. Cela avait été ainsi de toute éternité lui avait dit son père.

Artigol n'avait jamais vu la plaque actuellement posée sur le Caillou. Il savait juste qu'elle avait été gravée par son grand-père au début de sa carrière, il y avait une cinquantaine d'années. Son père ne lui avait jamais dit ce qu'il était gravé dessus. Il s'était contenté de lui apprendre à lire, à écrire et à graver les formules consacrées sur les plaques.

Lorsqu'Artigol arriva devant la plaque, il fut très surpris.

Le texte qu'il voyait sur la plaque apposée était identique en tous points à ce que le Grand gardien lui avait demandé, à lui, de graver. À cette époque, il avait aussi été question d'inaugurer une nouvelle terrasse, mais le texte était strictement identique. Une copie parfaite. La seule différence était la signature : sur l'un des côtés du rond barré en diagonale qui était la marque de leur famille, était gravé une année, cinquante-deux ans auparavant, et sur l'autre était gravé le nombre 163. Artigol avait gravé sur sa plaque l'année actuelle et le nombre 164, parce que le Grand gardien, paix à son âme, lui avait indiqué ces nombres en lui montrant le texte qu'il devait graver, une copie papier imparfaite, écrite par une main qui ne savait pas ce qu'elle écrivait. Le Grand gardien ne savait déchiffrer que ces nombres. Artigol n'avait pas demandé pourquoi et n'avait rien dit. On ne posait jamais de question au Grand gardien. Il avait déchiffré le texte et l'avait gravé, tout simplement, en modifiant les nombres.

Le matériau de la plaque était identique à la sienne, une ardoise veinée de métal, qu'on trouvait au fond de la grotte des graveurs, au fond d'un tunnel creusé depuis des générations. La plaque était très fine, comme la sienne, et très délicate à graver. Mais Artigol fut surtout intrigué par l'encadrement de la plaque. Il était trop épais pour être esthétique, plaqué qu'il était sur le Caillou.

Artigol était intelligent. Il était aussi le premier à savoir lire et à venir ici.

Il ne mit pas longtemps à comprendre que sa plaque était la 164e d'une longue série et que toutes les plaques étaient empilées les unes sur les autres : à chaque fois que les gardiens posaient cérémonieusement une plaque, ils la plaçait au-dessus de la précédente et ajustaient l'encadrement, de plus en plus imposant.

Artigol eut soudain la sensation impérieuse de sa solitude. Et de sa responsabilité. Il eut envie de comprendre. De lire. De feuilleter les plaques posées par sa famille depuis l'origine. Comme un voyage à rebours dans le passé glorieux du Caillou. Cette pensée aurait été inimaginable la veille même. Mais tout était possible aujourd'hui.

Gamin, il avait entendu des contes sur l'histoire des hommes, ici, mais ce n'était pour lui que des légendes. Peut-être allait-il être le premier à connaître la vérité, l'Histoire ? Pourquoi le Lieu était si important. Pourquoi le Caillou qu'il protégeait était aussi vénéré.

Artigol sut que tout cela lui prendrait du temps, car les plaques étaient très fragiles. Et surtout il devait d'abord s'occuper des restes des gardiens. S'il ne les enterrait pas, l'air deviendrait irrespirable dans la vallée et les lyncheurs reviendraient. Le cimetière traditionnel où étaient inhumés les gardiens était en fait une autre grotte, non loin de la sienne. Il mit trois jours complets à les y apporter. Sans cérémonial, car il ne le connaissait pas.

Il se sentit mieux, une fois fini cette tâche qui n'était pas la sienne. Il pouvait maintenant passer au Caillou et aux plaques anciennes. Il installa une petite tente non loin, à l'ombre d'un pan de mur très ancien qui supportait une terrasse, et il se mit à ôter l'encadrement. Les plaques étaient serties les unes sur les autres. Il mit neuf jours entiers à les séparer. Les matériaux étaient tous identiques, visiblement issus de la même veine, là-haut dans sa grotte. Les plus anciennes semblaient déjà gravées avec des outils similaires aux siens. Artigol étala sans oser les regarder toutes les plaques autour du Caillou en commençant par la sienne, la dernière, et en s'éloignant graduellement en spirale.

Quand il arriva à la plaque numéro 1, il la laissa sur le Caillou car elle était scellée solidement dessus. Il n'aurait pas osé l'abîmer. Il était trop impatient de lire l'Histoire.

Cette première plaque ne comportait qu'un texte court et aucune date, aucun numéro : "Ci-gît l'Artiste, graveur et criminel. Que son nom soit maudit et que cette pierre marque son déshonneur jusqu'à la fin des temps, ici, sur le lieu de son crime."

Artigol écarquilla les yeux. Il n'y avait pas d'erreur. Le texte était écrit avec quelques fautes et la langue avait évolué mais les mots étaient sans ambiguïté.

Artigol se dirigea vers la plaque numéro 2, à l'autre extrémité de la spirale. Elle était signée du rond barré et du chiffre 2. Le texte était également très court : "Ici repose l'Artiste, graveur et martyr, injustement accusé d'un crime qui n'en était pas un. Que son nom soit célébré et que cette pierre marque son honneur jusqu'à la fin des temps, ici, sur les lieux de son exécution, cinquante ans après".

Les plaques suivantes étaient presque identiques. C'est à la plaque numéro 5 qu'Artigol vit apparaître la première vraie date, en l'an 200. Cette plaque célébrait le prophète l'Artiste et annonçait la construction du mur qui protégeait le Caillou.

Les 25 plaques suivantes racontaient petit-à-petit la construction du Lieu : des murs puis un temple, puis un temple au-dessus, avec toujours le Caillou au centre. Elles étaient posées tous les cinquante ans à peu près. Chaque plaque comportait aussi le nom d'un Grand gardien.

Lorsque le dôme de cristal fut posé, à la plaque 33, en l'an 1623, Artigol vit pour la première fois la mention du nom du prophète, l'Arti. À la plaque 102 on célébra les mille lustres de l'A. Le Lieu semblait alors avoir tellement grandi qu'il occupait alors toute la vallée. Cette plaque était plaquée en or. C'était la seule, et elle était noircie au milieu.

La plaque 103 datait de 252 ans après. Artigol vérifia plusieurs fois mais aucune erreur n'était possible. Le texte était court : "Aujourd'hui, an de l'A 5252 nous célébrons la gloire de ce Lieu de mémoire enfin libéré des miasmes de la guerre. Lieu interdit."

La plaque 135 mentionnait pour la première fois une terrasse, censée remplacer les gravats du temple devenu ruine. Chaque plaque parlait ensuite d'une terrasse. Aucune ne mentionnait l'A autrement que comme une origine oubliée du calendrier.

En arrivant à sa plaque, Artigol se retrouva face au Caillou. Il fit un demi-tour sur lui-même. Vues d'ici, les terrasses dessinaient comme une spirale complexe avec des ruptures symétriques. Il essaya d'imaginer le temple qui s'était tenu là plus de six mille ans auparavant. Mais il n'y arriva pas. C'était au-delà de son imagination. Il se retourna lentement vers le Caillou, regarda la première plaque qui y était fixée. Soudain, il prit une décision et commença à la desceller elle aussi, pour voir ce qu'il y avait dessous. Cela lui prit du temps car elle avait été fixée très solidement au rocher. Mais il fallait que le Caillou soit restauré. Vierge.

Lorsque la plaque fût ôtée, il discerna des formes gravées directement sur le Caillou. Des lettres. Il les lut. Il les regarda longtemps.

Il porta la plaque numéro 1 au bout de la spirale, à côté de la numéro 2, puis il remonta lentement la colline. Il entra dans sa grotte et commença à en sceller l'entrée. Quand ce fut fini, il prit son meilleur couteau de graveur et le plongea dans son cœur.

Au loin, l'air chaud faisait vibrer les plaques sur le sol, en spirale autour du Caillou. Ce soir-là, les derniers rayons du soleil illuminèrent le Caillou et firent ressortir ce qui y était gravé, à nu, directement dans la pierre : un cœur avec un A au milieu. Et un petit rond barré en bas. Un zéro. Rien de plus, rien de moins. Un symbole éternel d'amour.

Enfin libre.


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