Aula
Bilobée











Le dit du Gingko
Le Gingko biloba s'est mis à marcher ce matin-là. Une longue distance à parcourir. Avant l'hiver, extirper ses racines, protéger le tronc, solide et fier. Voyager léger, sans les feuilles dorées qui se réservaient un sillage, comme un parfum dont les molécules se dispersent mieux lors d'une journée humide.
Les cartes avaient pourtant été remisées depuis longtemps.
Sauf une. Il faut toujours qu'il reste une carte, des coins écornés, des plis bien marqués d'avoir été ouverts tant de fois que des noms de lieux semblent écrits à l'encre invisible, brouillés de tous les doigts reliant une route à une autre.
L'heure venait de sonner. Trompettes alignées, rangs d'une armée bien inutile pourtant.
Le jour J du départ, un franc vent de l'Est le pousserait vers de nouveaux abris, dans la colline, dans la plaine. Il saurait se dissimuler, se cacher des regards investigateurs, se mettre à carreau.
Le défi d'une route solitaire, ses points de chutes, ses heures de départ, les pensées crépitant en saccades pour seules références.
Il s'était fixé un horaire. Il n'y en eut pas. Il s'était fixé des pauses. Il n'y en eut pas. Il souhaitait rencontrer une âme qui vive. Il n'y en eut pas.
Fin seul, comme un prisonnier dans sa cellule, à se cogner la tête contre une porte close, un seul papier pour écrire ou rêver.
La situation est parfaite pour qui veut se reconnaître, exigeante pour qui s'est déjà perdu sur des chemins empierrés et des rigoles grises.
Le jour 2 verrait le vent forcir. Il faudrait aiguiser son regard, évaluer ses forces, prendre pied dans une nouvelle réalité. Là-bas, les paysages reculaient, de plus en plus flous, estompés en fusains frottés par le coude ou la paume de la main.
Au jour 3 le ginkgo se laissa dériver sur une vingtaine de kilomètres. Il avait mis racines à terre, contourné un terre-plein avant de voir une minuscule baie. Le soleil le guidait bien et le courant le porterait vers l'ouest, comme prévu.
C'était plus qu'il n'en fallait pour se plonger hardiment dans l'eau frisquette. Tout le monde sait qu'un ginkgo n'est pas arbre de régions fraîches et qu'il évite une eau à 0 Celsius.
Ses feuilles palmées l'amenèrent à adopter la nage de type canard. Tout fût bien facile finalement, l'idée d'effort l'effleurant à peine, tout à son plaisir de voir les rives défiler en douceur et d'imaginer un nouvel ancrage. Il évaluait à 3 nuitées le temps qu'il lui faudrait pour franchir la distance.
Stratford, c'était là le point visé, le long du lac. Il se rappelait les outardes, les salles de théâtre, le mini jardin botanique aux herbes si clairement identifiées, le gardien du parc fermant la saison.
Il se rappelait les autres ginkgos, ceux de l'origine, ceux du point Λ, ceux qui dormaient au ras de Shakespeare, ceux qui entendaient les pas des acteurs à la fin des représentations.
Roméo et Juliette n'étaient jamais bien loin, déclarations de balcon d'avril à fin octobre.
Il voulait revenir à ce lieu un peu béni, certainement magique. S'il avait été homme, il aurait pris l'avion, Air Canada Québec-Toronto. Mais il n'était que ginkgo, cela lui suffisait, il était porteur d'histoires, de messages, d'impétuosités et d'impossibilités. Il savait être de la lignée la plus vieille au monde, il savait avoir résisté à Hiroshima, ce 6 août 1945, s'être ancré devant la fenêtre d'une femme dont il avait changé le cours de la vie, ce septembre dernier.
Arbre de 40 ou 100 écus, tout doré qu'il deviendrait, il sillonnerait le parcours encore et encore, porteur de belle mémoire et reviendrait au bercail.


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